Comme j’adore les langues, j’ai beaucoup réfléchi aux mots ces derniers temps. La langue influence nos représentations du monde, la manière dont on le conçoit, dont on essaie de le comprendre. On ne voit pas le monde exactement de la même façon en parlant français, khmer, arabe, chinois ou russe. Et quand on parle plusieurs langues, on a plusieurs voies d’aeccès au monde.
Il y a un peu plus d’un an, quand j’étais en quatorzaine dans un hôtel à mon arrivée à Taipei, j’ai relu le roman 1984, complété par un excellent dossier d’analyse. J’ai redécouvert plein de détails qui m’avaient échappés à la première lecture, et de nombreuses situations m’interpellaient par rapport à ce que nous vivions, notamment en ce qui concerne la langue.
Actuellement, j’écris beaucoup, c’est un vrai plaisir. Mais je me rends compte que je n’ose pas publier sur ce blog tout ce que j’écris. Ce n’est pas que je craigne une « police de la pensée » (comme disait Orwell) car, par définition, elle saurait déjà tout sur moi. Ce que je crains surtout c’est d’être mal comprise, voire même de heurter mes amis.
Comment en est-on arrivés là ?
J’utiliserai principalement dans ce texte le questionnement, parce que je n’ai pas de réponse simple et claire à cette question difficile. Le questionnement, c’est important à mes yeux, ce n’est pas un hasard si j’ai traduit en khmer avec Rattana un livre de philosophie pour enfants qui contient plus de questions que de réponses (chaque question amenant à se poser de nombreuses autres questions, avant que l’on puisse essayer d’avancer quelques réponses nuancées).
Il y a quelques mois, quand j’ai écrit un petit texte sous forme de questions sur les réseaux sociaux, on m’a dit : « ça fait beaucoup de questions quand même ! »
Est-ce que c’est un problème de (se) poser des questions ? Est-ce devenu incongru de poser certaines questions ? Ou le problème c’est que l’on n’a plus trop l’habitude de s’en poser ? Particulièrement depuis deux ans, j’ai l’impression qu’on est encouragés à apprendre régulièrement une nouvelle « bonne réponse », plutôt que de (se) poser des questions sur les racines des problèmes, la diversité des réponses que nous pourrions y apporter et les conséquences que chaque piste impliquerait.
Je persiste et signe, parce que pour moi, poser de bonnes questions, c’est plus important que de trouver la bonne réponse (faut-il encore qu’il y en ait une, ce qui n’est pas gagné, en tous cas pour les personnes qui aiment la démarche philosophique).
D’abord, j’ai l’impression que la plupart des sociétés deviennent de plus en plus binaires, comme si le numérique – fondé sur une succession de 0 et de 1 – nous imprégnait désormais jusque dans notre langage et dans nos êtres. Où sont passées les nuances ? Où est passé l’arc-en-ciel de couleurs qui faisait la beauté et la richesse du monde ?
Si l’on n’est pas « provax », on est « antivax », si l’on n’est pas d’accord, c’est que l’autre n’est pas dans notre « camp »… Pourrait-on s’arrêter quelques minutes pour se demander qui définit ces « camps » ? Et pour se demander si l’on doit forcément choisir ou être mis dans un « camp » ? Je ne parle pas forcément de vous, mais des médias grand public et même de la loi, qui désormais, nous sépare en deux catégories, ce qui est quand même quelque chose que nous n’avions pas vu en France depuis longtemps.
Ensuite, il y a les raccourcis ou les amalgames, qui nous conduisent à voir le monde à travers des étiquettes. Pour mémoire, faire l’amalgame entre des choses ou des gens, c’est les mêler intentionnellement pour créer la confusion.
Quand j’étais petite, mon prof de maths écrivait au tableau des équations qui ressemblaient pour moi à du chinois (je ne le parlais pas encore à l’époque !). J’ai toujours eu la moyenne en maths, mais à vrai dire, je ne comprenais pas grand chose à la logique mathématique et on ne nous avait pas expliqué à quoi cela servait (heureusement, d’autres personnes ont eu des professeurs plus pédagogues !). A l’époque, cela m’avait interpellé… Comment est-ce que je pouvais réussir à avoir une moyenne d’environ 12/20 dans cette matière, alors que je n’y comprenais presque rien ? J’en étais consciente : je ne faisais que reproduire et appliquer des formules de manière bête et méchante, et cela suffisait pour garder la tête hors de l’eau.
Aujourd’hui, j’ai le sentiment de me retrouver à nouveau sur les bancs de l’école, avec un prof qui écrit au tableau :
- s’interroger sur la version officielle, sur les motivations du gouvernement, sur l’influence qu’exercent les plus riches sur la marche du monde, ou encore ne pas accepter de fermer les yeux sur les effets secondaires des vaccins à ARN messager = être complotiste
- anti-passe = antivax = irresponsable = danger = extrême droite
- être pour la souveraineté = être d’extrême droite
- réforme = politique néolibérale
- liberté = aller au resto + prendre le train + aller au ciné
- être un bon citoyen = se faire vacciner autant de fois que le gouvernement le demande + accepter qu’une partie de la population soit des sous-citoyens
- consentir = ne pas avoir le choix (sous peine de perdre potentiellement son emploi ou que sa vie quotidienne devienne un casse-tête)
- un passe = permet de passer + d’empêcher de passer
- résistant = égoïste individualiste
- obéir = être libre
- restaurateur = accessoirement contrôleur de passe + contrôleur d’identité
- enfant = potentiel porteur asymptomatique = danger potentiel
- plan de sauvegarde de l’emploi = plan de licenciement
- renforcer les moyens hospitaliers = donner une petite prime + continuer à supprimer des lits d’hôpitaux
Des équations qui ne font pas sens pour moi, mais qu’il est possible d’appliquer de manière bête et méchante, sans se poser trop de questions, un peu comme dans mes cours de maths, pour avoir la moyenne.
Entre nous, si j’avais lu certaines de ces pseudo-équations en 2019, je pense que j’aurais pouffé de rire… A cette enseigne, les Guignols de l’Info et leur « World Company » n’auraient-ils pas été accusés d’être « complotistes » ? La marionnette de Sylvester Stallone aurait-elle pu parler aujourd’hui à la place de George W. Bush (qui passait pour un neuneu) pour mettre en avant les armes de destruction massive irakiennes (bel enfumage !) ?
N’est-ce pas naturel que ce qui nous est souvent présenté aujourd’hui comme des quasi-équivalences crée un malaise chez certaines personnes ? Ne nous demande-t-on pas d’associer ou de mêler des choses qui ne se valent pas ? Des notions différentes ? Voire même parfois contradictoires, un peu comme le principe de la double pensée dans 1984 ?
Est-ce qu’on nous demande de comprendre ou d’appliquer ? Est-ce que l’objectif, ce ne serait pas d’éviter que nous nous interrogions sur la logique de ces raccourcis ? Sur le sens des mots ?
Par exemple, c’est quoi la liberté ? Toutes les personnes étiquetées « antivax » sont-elles d’extrême droite ? Et au juste, c’est quoi l’extrême droite ? Pourquoi nous présente-t-on l’extrême droite comme un repoussoir et « en même temps » la met-on sans cesse en avant à tel point qu’elle devient omniprésente dans les médias grand public ?
Pourquoi quand des mesures d’extrême droite sont adoptées, on n’a pas le droit de dire que ce sont des mesures d’extrême droite ? La logique voudrait-elle que si ceux qui ont adopté ces mesures ne sont pas étiquetés d’extrême droite, ce n’est pas possible qu’ils adoptent des mesures d’extrême droite ?
Ne dirait-on pas que depuis que tout est repeint en noir et blanc (avec une petite touche de vert, pour faire cool), penser en nuances de gris, ou même à travers une palette de couleurs, devient de plus en plus difficile ?
Et ce n’est pas tout. Quel sens mettons-nous derrière les étiquettes ? Est-ce que ceux qui ont eu 3 injections donnent le même sens au mot « antivax » que ceux qui n’en ont pas fait ? Quid de ceux qui s’arrêtent à la deuxième ? Au juste, c’est quoi être « provax » et « antivax » ?
D’où sortent tous ces mots, qui sont souvent des néologismes, entrés dans notre vocabulaire ces deux dernières années ? confinement, déconfinement, Corona virus, la Covid, anticovid, cluster, quatorzaine, attestation auto-signée, QR code, antivax, provax, anti-passe, pro-passe, cas contact, faux positifs, porteur sain, malade asymptomatique, booster, protocole sanitaire, covido-sceptiques, rassuristes, médias mainstream, désinformation, réinformation, fake news, fact-checking, complotiste, bien-pensant, en distanciel, en présentiel, gestes barrières, distanciation sociale, non-essentiel, premiers de corvée, cabinet de consulting, télémédecine, santé digitale, e-santé, portefeuille d’identité numérique, big pharma, nouvelle normalité, great reset, great awakening, big quit, crédit social, nudge, le aller-vers, suspendu, télétravail, détravail, Zoom, espace santé, Delta, Omicron…
Mots auxquels il faut ajouter les nombreux termes scientifiques entrés dans le langage courant des médias : pandémie, SRAS-COV-2, masque FFP2, test PCR, ARN messager, taux de mortalité, taux de létalité, R0, mutation, variants, immunité collective, co-morbidité, T2A (tarification à l’activité), thérapie génique, protéine Spike, système immunitaire, myocardite, thrombose, hydroxychloroquine, ivermectine, remdesivir, laboratoire P4, zoonose…
Au-delà de cette thématique, quels néologismes sont-ils devenus fréquents rien que ces deux dernières années dans le langage courant des médias ? islamo-gauchiste, séparatisme islamiste, ensauvagement, effondriste (ça fait mal aux oreilles !), wokisme, sécurité globale, metaverse…
Si l’on remonte encore quelques années en arrière, quels néologismes ont-ils été de plus en plus employés ? Mondialisation, globalisation, multinationales, altermondialistes, écolo, innovation, FrenchTech, bullshit jobs, burn out, revenu universel, smartphone, téléphone portable, réalité virtuelle, industries culturelles, la team France, start up nation, intelligence artificielle, AI, app, algorithme, tweet, TikTok, Twitch, chatbot, licorne, B2B, clash, buzz, selfie, big tech, data center, big data, community manager, chief happiness officer, consulting, briefing, débriefing, flexibilité, résilience, hub, open space, deadline, design centré sur l’humain, coworking space, à flux tendus, task force, meme, expérience-utilisateur, IoT, Internet des objets, 5G, drone, reconnaissance faciale, uberisation, business plan, SOP, KPI, hacker, disruptif, cryptomonnaie, bitcoin, bankable, scalable, rating, trader, trading haute fréquence, subprimes, techno-solutionnisme, greenwashing, transhumanisme, neurosciences, pic pétrolier, transition écologique, transition énergétique, transition numérique, dématérialisation, le nouveau management public, ingénierie sociale, fiché S, sous-effectif, geek, emoji, business as usual, incubateur, pitch, économie circulaire, anthropocène, néguentropie, paradis fiscaux, krash, le vivre-ensemble, état d’urgence permanent, migrants, déchéance de nationalité, Daesh, Brexit, lanceur d’alerte, consentement, Wikileaks, précarisation, grand remplacement, voiture autonome, covoiturage, monnaies locales, smart city, dérégulation, GAFAM, RSE, gilets jaunes, RIC, relocalisation, black blocks, la fachosphère, antifa, écoféminisme, LGBTQI+, iel, mansplaining, cancel culture, populisme, antispécisme, influenceur, Trumpiste, platiste, Qanon, collapsologie, sobriété, maker space, changement climatique, climatosceptique, marche climat, biodiversité, agritech, convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), high tech, low tech, convergence des luttes, décarboner l’économie, performance, ruissellement, communs, permaculture, tiny house, ZAD…
Rien de plus normal, les langues évoluent et les mots que nous considérons aujourd’hui comme anciens ont été nouveaux à une époque. Dans cette liste, il y a aussi bien sûr des mots qui ne sont pas si neufs que ça, mais qui sont arrivés sur le devant de la scène, alors qu’on n’en entendait très peu parler avant. Tous ces mots en disent beaucoup sur les évolutions de notre société, n’est-ce pas ?
Ce qui est intéressant, c’est peut-être surtout de se poser la question du sens de ces mots et des représentations auxquelles ils font référence, ainsi que de se poser la question de leur origine : lesquels ont été inventés par les gens pour répondre à un besoin ou à une nouvelle réalité sociale ? Lesquels ont été introduits par les personnes qui exercent un pouvoir politique, financier ou médiatique ? Lesquels sont des emprunts à l’anglais ?
Le mot en vogue qui m’interpelle le plus, c’est la « nouvelle normalité ». Déjà, c’est quoi être normal ? Foucault n’a pas eu assez d’une vie à problématiser cette question… La normalité c’est déjà pas facile à définir, alors la nouvelle normalité ! C’est une expression que j’ai entendue dès les premiers mois du Corona, de la bouche de personnes qui me paraissaient ouvertes d’esprit, expression que j’ai même failli reprendre à mon compte, sans réfléchir à tout ce qu’elle représentait, c’est-à-dire… eh bien… euh justement, qui sait ce que cela représente ? Le passage au « tout-numérique » ? (tiens, j’avais oublié ce néologisme) Est-ce que cette « nouvelle normalité » se limiterait à cela ? Ne serait-ce pas un mot vide, que l’on adopte par mimétisme en attendant que d’autres le remplissent par la suite ? Et si la « nouvelle normalité », ce n’était pas simplement le vide de la pensée, ou plutôt vider notre pensée de toute créativité, en acceptant que d’autres définissent à notre place ce qui serait « normal » dans ce « nouveau » monde ?
Dans l’autre sens, ça marche aussi: il y a des mots ou des expressions qui ont pratiquement disparu, ou plutôt, qui n’existent plus que dans le dictionnaire, sur le papier, et plus vraiment dans les conversations ou dans les médias grand public. Par exemple, « bourgeoisie » et « lutte des classes ». Cela fait longtemps qu’on ne les entend plus. Est-ce que ce qui correspondait hier à des faits sociaux a disparu pour autant ? Ou ont-ils été éclipsés par un autre expression, la « classe moyenne », une catégorie un peu fourre-tout ?
Pour moi, le plus emblématique de ces expressions en voie de disparition, c’est « le principe de précaution ». Il avait déjà la vie dure depuis que nous sommes entrés dans l’ère de la « disruption » et des « start-up », mais à l’heure actuelle, il faudrait carrément faire appel à Sherlock Holmes pour le retrouver !
Un autre phénomène intéressant, c’est que les mots qui sont apparus avec le Covid sont employés par tous, quelles que soient les prises de position ou les éventuelles étiquettes qu’on nous a assignées, et même si l’on a pas d’opinion. Pourquoi ? Parce que ces mots sont nés avec le Corona puis le Covid : nous avons dû les utiliser pour nous représenter ce qui se passait. Qu’on le veuille ou non, ces mots ont donc façonné nos catégories de pensée à ce sujet, ou a minima les ont imprégnées.
Comment écririons-nous notre histoire personnelle de ces deux dernières années si nous essayions de n’employer aucun de ces mots, si nous devions employer les mots « d’avant » ou, encore mieux, nos propres mots ? Ce serait intéressant d’essayer… Je vais peut-être m’y atteler ! On pourrait s’envoyer nos textes ?
Tout à l’heure, si je n’avais pas utilisé de néologisme, je n’aurais pas pu écrire « quand j’étais en quatorzaine », j’aurais dû écrire « quand j’étais enfermée dans un hôtel pendant deux semaines sous peine d’une très lourde amende ». Est-ce que l’emploi du mot « quatorzaine » change quelque chose ? Est-ce que cela ne rend pas l’enfermement plus acceptable ?
Quel modèle de société sert l’introduction de ces mots dans notre langage courant ? Cela pourrait-il être apparenté à une novlangue au sens d’Orwell ?
Par ailleurs, ces mots étant nouveaux, leur définition est encore floue. C’est l’exemple que j’ai cité plus haut à propos du mot « antivax ». Une personne qui a fait les 2 premières injections mais qui ne souhaite pas de « booster », tombe-t-elle dans la catégorie « antivax » ?
Si chacun donne des sens trop éloignés à un même mot, cela ne crée-t-il pas des malentendus et des divisions ? Peut-on en arriver à parler la même langue tout en parlant des langues différentes ? Peut-on parler la même langue sans se comprendre parce que les représentations auxquelles la langue renvoie sont trop éloignées, voire contradictoires entre les différents interlocuteurs ?
Faut-il s’étonner qu’à force d’être ainsi tiraillés, on ne sache plus où l’on se situe… tout simplement parce que la réalité ne peut pas être binaire ?
Allez, tiens, ça me donne l’occasion de voir si ça marche…
réalité = multiplicité
binaire ≠ multiplicité
donc réalité ≠ binaire
Si la réalité est multiple, et que binaire est le contraire de multiple, alors la réalité ne peut pas être binaire.
Ça va de soi, non ?
Et bien oui, sauf que… ça ne correspond pas non plus à la réalité… Ah bon ?! Tu exagères, là, mais pourquoi ? Parce que la réalité est effectivement vue, présentée et peut-être même vécue aujourd’hui comme binaire par beaucoup de personnes (et surtout par le gouvernement, qui va même jusqu’à mettre en place des lois à cet effet). Autrement dit, pour ceux qui aiment les maths : la réalité binaire est peut-être l’une des sous-composantes de la réalité multiple.
Et si tout était plus compliqué qu’une simple équation du premier degré ? N’est-ce pas mépriser les personnes qui aiment les mathématiques que de réduire les situations à des équations aussi simples ? Et n’est-ce pas mépriser les personnes qui aiment les sciences humaines et sociales d’affirmer que les chiffres, les équations et même les algorithmes suffisent pour comprendre les humains et les sociétés ? Peut-on d’ailleurs tout rationaliser et tout comprendre ?
Pensée binaire, néologismes à la définition floue, amalgames, raccourcis, étiquettes, euphémismes, rabâchage, injonctions paradoxales et qui changent tout le temps, avalanche de chiffres et d’informations… tout cela ne nous permet-il pas d’accepter des situations que nous n’aurions pas forcément acceptées il y a tout juste deux ans ?
Ou alors, est-ce que cela ne nous donne pas la nausée ? Un peu comme la défiance suscitée par la disqualification de certaines catégories de population (les « complotistes », les « ceux qui ne sont rien ») conduisent à l’abstention… qui arrange au final les politiciens professionnels ?
Comme nous parlons de mots, je voudrais m’attarder sur l’expression « en même temps », expression devenue ô combien symptomatique d’un malaise très répandu de notre époque… comme si l’on pouvait tout faire en même temps… On peut certes faire certaines choses en même temps, mais n’y a-t-il pas une entourloupe à nous faire croire qu’on peut tout faire en même temps ? N’y a-t-il pas des objectifs qui sont incompatibles (par exemple s’occuper dignement des personnes en fin de vie et vouloir que ce soit financièrement rentable) ? N’y a-t-il pas des tâches trop lourdes pour les faire en même temps ? Et quand cela arrive, que ce soit en entreprise ou dans la société, est-ce qu’il n’y a pas un moment où il faudrait dire stop ?
Ça paraît assez logique, mais le comble, c’est que ce n’est pas si facile… Je me souviens encore d’un ancien chef qui avait dit lors d’un entretien d’évaluation (le genre d’entretien où l’on est censés parler librement alors que… « en même temps », on est évalués pour nos bons et loyaux services !), bref, il m’a dit que je faisais du très bon travail, mais que j’avais un problème : je ne savais pas dire non. Sur le coup, ça m’a laissé bouche-bée. J’y ai réfléchi par la suite et cela m’a ouvert les yeux sur la complexité de la situation.
Si je travaillais trop, c’était parce que la charge de travail était disproportionnée, c’était parce qu’on m’avait dit que le poste pourrait potentiellement être supprimé si je n’acceptais pas de faire le travail (qui était équivalant à celui de 2 personnes puisque l’équipe avait été réorganisée), et aussi parce que j’avais choisi de bien faire mon travail (j’aurais pu choisir de le bâcler). Finalement, c’est moi qui avait choisi de dire « oui » à tous les projets dans le cadre de mon travail, à la fois parce que j’étais prise en otage et parce que ces projets faisaient sens pour moi. N’étais-je pas devenue une esclave volontaire ? Oui, mais si je refusais certains projets ou si je bâclais mon travail, ne m’aurait-on pas dit lors du prochain entretien d’évaluation que j’aurais pu et dû en faire plus, que je me suis reposée sur mes lauriers ? Et au final, mon poste aurait sûrement été supprimé.
Bref, je me suis rendu compte que la marge de manoeuvre dans ce cadre était très faible. Pire : quelle que soit la décision, dans ce cadre-là, il est impossible de satisfaire les deux exigences « en même temps » : faire du bon travail et préserver sa santé. Il faut forcément faire un choix au bout d’un moment, et quel que soit ce choix, on perd une partie de soi-même : sa dignité ou sa santé. Mais peut-on vraiment choisir entre sa dignité et sa santé ?
Et encore, mon cas était loin d’être compliqué. Parfois pour être bien noté, on nous demande de faire des choses inhumaines : par exemple de choisir qui on doit licencier dans son équipe, alors que l’on est déjà en sous-effectif… Devenir inhumain vis-à-vis des autres pour avoir le droit de conserver sa propre dignité… Mais peut-on être digne en étant inhumain ?
N’est-ce pas normal que ces situations conduisent au malaise (voire pire) ?
De nombreuses études ont analysé les problèmes dus aux injonctions paradoxales dans le monde du travail ces dernières années. Elles ont montré que nous avions trois manières de réagir:
- Redoubler d’efforts, travailler encore plus, ce qui permet d’oublier la souffrance, d’éviter de se poser trop de questions et essayer de donner du sens à notre travail (ce qui peut mener à l’épuisement) ;
- Résister à travers le cynisme (« le taff n’a pas de sens, je bosse un minimum juste pour le salaire, et basta ») ou en devenant un trublion ;
- Sortir de ce cadre de travail et se consacrer à des activités que l’on estime porteuses de sens.
Après avoir un peu goûté à tout, je me rends compte que finalement, aucune option ne change vraiment la donne… Même en quittant le cadre de l’entreprise ou de l’administration, on se rend compte que l’on est aussi soumis à des injonctions ou des objectifs incompatibles au sein de la société, c’est juste que cela prend d’autres formes. À tel point que je me demande si ce « en même temps » répété au fil des discours, qui me semblait au début si anodin, ne serait pas le reflet des contradictions de plus en plus intenables qui traversent nos sociétés.
Par exemple, on nous dit que l’homme est responsable du changement climatique, que nous sommes le problème qui mène à notre propre perte. Nous prenons trop l’avion, nous mangeons trop de viande, nous achetons trop d’équipements électroniques et de voitures (en plus, fabriqués par des ouvriers exploités), nous construisons trop de maisons, nous sommes trop nombreux sur terre, etc. Ne devient-on pas fous à force de nous faire porter la culpabilité de tous ces problèmes ?
Nous sommes responsables, donc nous devrions changer nos habitudes et… « en même temps » on souffre tellement au travail qu’on ne peut pas imaginer une vie sans vacances sur une plage à l’autre bout du monde, on nous propose de la viande à tous les repas, on nous oblige de passer à la 5G (la présidente de la commission européenne évoque déjà la 6G) et donc à changer toutes les antennes et les téléphones et à multiplier notre consommation d’électricité, la publicité nous fait croire qu’on est nul si l’on a pas acheté ceci ou cela, les entreprises continuent de délocaliser dans les pays où la main d’oeuvre est exploitable à merci, le contrôle technique nous oblige à changer de voiture, les annonceurs remplacent les panneaux publicitaires papier par des panneaux numériques géants et énergivores, les promoteurs immobiliers construisent toujours plus de pavillons, sans compter la bétonnisation absurde des jardins d’Aubervilliers pour en faire une piscine olympique et un solarium. Prendre conscience de tout cela ne nous rend-t-il pas encore plus fous ? Et surtout, cela ne nous donne-t-il pas encore plus le sentiment d’être complètement impuissants ?
Nous naviguons entre sentiment de culpabilité et d’impuissance…
Mais attendez un peu, y’a pas quelque chose qui cloche ? Pourquoi ne se pose-t-on pas les questions autrement ?
Est-ce que tous les humains ont forcément un impact négatif sur la planète ? Est-ce qu’il y a des modes de vie qui sont compatibles avec les limites planétaires ? Serait-on forcément plus malheureux si l’on réduisait notre consommation d’énergie ? Les Amish sont-ils plus malheureux que nous ? (petit clin d’oeil pour rire…)
Est ce que l’on est tous responsables au même niveau ? Est-ce qu’une secrétaire qui prend le métro, mange de la viande de temps en temps, vit dans un appart de 20 mètres carrés et prend l’avion Paris-Lisbonne une fois tous les deux ans est aussi responsable qu’un cadre supérieur qui a une voiture, prend l’avion 3 fois par an pour le boulot, est propriétaire de deux appartements chauffés avec des panneaux solaires et qui est végétarien ? Qu’en est-il du milliardaire qui fait du tourisme dans l’espace ?
Est-ce qu’on peut tout comparer ? Pour comparer, ne faut-il pas mesurer ? Mais peut-on tout mesurer, tout tracer, tout contrôler ? Comment ? En plus de l’impact environnemental, si l’on estime que le bonheur devrait être prioritaire par rapport à la croissance économique, là aussi, comment le mesurer ?
A qui va-t-on demander de changer son mode de vie ? De quelle manière ? Sur quels critères ? Qui en décidera ?
Et surtout, pourra-t-on encore poser ces questions ou les personnes qui les poseront seront-elles bientôt considérées comme des réfractaires qui refusent de sauver la planète ?
Ces questions sont cruciales ! Mais on peut aussi s’en poser d’autres : pourquoi n’a-t-on pas le droit d’interdire la pub et notamment les écrans géants numériques ? Pourquoi aurait-on absolument besoin de la 5G ? Pourquoi est-ce que l’on interdit pas les élevages industriels ni les pesticides qui tuent les abeilles ? Pourquoi est-ce qu’on oblige pas les constructeurs automobiles à fabriquer des véhicules plus légers ? Pourquoi les clauses environnementales et concernant les droits humains ne sont pas au fondement des accords internationaux de libre-échange ? Pourquoi est-ce que l’on interdit pas l’obsolescence programmée ? Pourquoi les multinationales font-elles de l’évasion fiscale (ah pardon, de l’optimisation fiscale !) ? Pourquoi n’interdit-on pas le tourisme dans l’espace ? Pourquoi la spéculation financière n’est-elle pas taxée ?
Un exemple concret qui montre que c’est important de poser de bonnes questions : Pourquoi est-ce que l’on taxerait davantage les billets d’avion, pénalisant les moins fortunés (qui déjà prennent peu ou pas l’avion) sans avoir d’impact sur les voyages des plus riches ? Si l’on opte plutôt pour des quotas individuels de kilomètres en avion parce que c’est plus équitable, alors comment gère-t-on ce système ? Est-ce que cela passe forcément par un passe ou une application de traçage ? Qu’est-ce que celle application devrait savoir de nos comportements pour que nous puissions mesurer notre empreinte écologique ?
Pourquoi les entreprises peuvent-elles échanger leurs droits à émettre du CO2 sur un marché, alors que les gens ne pourraient pas échanger leurs droits à prendre l’avion ? Et si un tel marché des billets d’avion est mis en place, est-ce que cela ne va pas avantager les plus riches ? Si ce n’est pas autorisé, est-ce qu’un marché noir des faux passes ne va pas se créer pour permettre à certains de prendre plus souvent l’avion ? Et ce marché noir n’avantagerait-il pas d’abord les plus riches ?
Est-ce qu’on est obligés de passer par la coercition pour que nous acceptions d’avoir des comportements plus vertueux ? La contrainte est-elle le seul moyen d’arriver à vivre dans les limites planétaires ? Et pourquoi accepterions-nous les contraintes qui passent par un traçage numérique de nos activités, si « en même temps » le gouvernement a rejeté la majeure partie des propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat qui devaient nous permettre de réduire nos émissions de gaz à effet de serre, tout en essayant de tenir compte des ménages qui peinent à joindre les deux bouts à la fin du mois ?
Pourquoi faudrait-il consommer plus mais « mieux », plutôt que de consommer moins pour les plus riches et de permettre à la population d’avoir accès gratuitement aux biens de première nécessité comme l’eau et l’électricité jusqu’à un certain seuil au-delà duquel cela deviendrait payant ? Pourquoi est-ce que l’on ne ralentirait pas et qu’on ne travaillerait pas moins, afin de réduire notre impact négatif sur l’environnement ? Pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas mettre en place un revenu universel ?
Pourquoi devrait-on suivre à marche forcée le chemin du progrès sans qu’il n’y ait de débat démocratique sur ce que pourrait être le progrès ? Ce qu’on nous présente comme progrès est-il un progrès économique, technologique ou humain ? Pourquoi ne débat-on pas plus largement des utilisations que nous souhaitons avoir dans nos sociétés des innovations technologiques ?
Peut-on séparer les questions écologiques et sociales ? Est-ce que vouloir résoudre les problèmes par le contrôle et la contrainte permettra de régler les problèmes des millions de personnes qui vivent actuellement sous le seuil de pauvreté ou dans la précarité ? A qui le contrôle et la contrainte bénéficient-ils ? Qui va porter le poids de l’austérité qui pointe son nez et donc des nouvelles coupes budgétaires dans les dépenses publiques ?
Pourquoi n’a-t-on quasiment pas notre mot à dire sur tous ces sujets ? Pourquoi est-ce que l’on arrive pas à réglementer tout ça, alors qu’on arrive « en même temps » à interdire l’entrée des bibliothèques à certains enfants et l’entrée des hôpitaux (sauf en cas d’urgence) aux personnes qui n’ont pas leur fameux sésame ? Pourquoi a-t-on pu enfermer la population pendant plusieurs semaines sous prétexte de surcharge des hôpitaux tout en continuant à supprimer des lits d’hôpitaux et à pratiquer la tarification à l’activité ? Pourquoi a-t-on suspendu les soignant(e)s et pompiers qui n’ont pas souhaité accepter l’injection à ARN messager, puis permis les soignants vaccinés contaminés à travailler parce que les services étaient saturés, au lieu de demander aux suspendus de revenir en faisant des tests PCR ?
Je précise pourquoi je n’utilise pas toujours le mot « vaccin » : même si le Larousse vient d’insérer l’ARN messager dans sa définition sur internet (et hop !), la définition d’un vaccin, c’est qu’il immunise. Et donc, nous ne devrions pas être en mesure de parler de « vaccinés contaminés » par le virus contre lequel ils sont immunisés. Cet oxymore est pourtant devenu une réalité. J’avais des doutes sur la qualification de cette injection, doutes qui ont été levés récemment grâce au néologisme inventé par le président du conseil scientifique : le « vaccin-médicament ». Décidément, les questions liées à la langue sont passionnantes !
Pour prendre un autre exemple d’injonction qui me semble contradictoire : pour être un bon citoyen, il faut respecter la loi. Mais ce qui est légal est-il forcément moral ? A l’époque de l’apartheid en Afrique du Sud et de la ségrégation raciale aux Etats-Unis, la loi était-elle morale, ou faite pour les blancs ? Et aujourd’hui, que la loi française crée « pour notre bien » une catégorie de sous-citoyens, est-ce moral ? Qu’est-ce qui est le plus moral : respecter la loi ou la désobéissance civique ?
Apparemment, de nombreuses personnes penseraient que ce qui se passe actuellement n’a rien à voir avec les périodes sombres de l’histoire. N’est-ce pas justement lorsqu’on s’interdit de réfléchir au passé pour essayer de mieux cerner le présent que l’histoire peut se répéter sous d’autres formes ? « Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles », Albert Camus nous a prévenu.
Peut-être me direz-vous qu’on ne peut pas mélanger les pommes avec les poires, les questions environnementales et la politique sanitaire (d’ailleurs, est-elle plutôt sanitaire ou sécuritaire ?)… Mais pourquoi n’aurions-nous pas le droit de nous interroger, alors que certains parlementaires parlent déjà dans leurs tweets d’un passe écologique ? En fait, quel que soit le sujet, les questions les plus importantes restent les mêmes, ce sont celles qui portent sur le cadre : notre économie, notre manière de faire société, nos institutions.
Par qui est décidée la loi ? Pour qui ? Pourquoi ? Et comment ?
Pourquoi ces questions fondamentales sont-elles devenues difficiles à poser aujourd’hui ? Parce que l’on n’ose pas toucher au cadre ? Quand un modèle qui a fonctionné se met à dysfonctionner, est-ce plus intelligent de le persévérer « quoi qu’il en coûte » ou de réinventer une nouvelle manière de fonctionner, un nouveau cadre, de nouvelles institutions ?
Je reviens à toute cette ribambelle de questions sur les questions environnementales. Rien qu’en se les posant, ne se rend-on pas compte qu’on essaie de faire changer nos comportements, afin de ne pas changer de modèle économique, politique et social (le cadre) ?
Mais, à propos du cadre, n’y aurait-il pas un problème d’incompatibilité entre d’un côté le développement sans limite des multinationales et du capitalisme financier, et de l’autre la démocratie et la préservation de l’environnement ?
Quand on essaie de faire passer un triangle dans un rond et qu’il ne rentre pas, il y a plusieurs solutions : agrandir le rond ou rétrécir le triangle, changer le triangle en rond, ou le rond en triangle… En cas d’incompatibilité, la seule chose qui soit sûre, c’est qu’il y a plusieurs solutions. Or, n’avez-vous pas l’impression, comme Mme Thatcher l’avait si bien dit, qu’il n’y a pas d’alternative au sens actuel de l’évolution du cours des choses ? Qu’on a pas le choix ? Oui, certes, on a le droit de vote… et on sait bien que les patrons des plus grandes entreprises (qui détiennent aussi les médias grand public) n’ont aucune influence sur le résultat, n’est-ce pas… D’ailleurs, un an après le scrutin, pensera-t-on encore que voter aura changé quelque chose ?
Toutes les questions posées ci-dessus, ne pensez pas qu’elles ne sont pas posées. Ce sont des choix qui ont été faits ou qui seront faits. La différence c’est qui se sera posé ces questions et qui aura décidé des réponses. Le résultat n’est évidemment pas le même en fonction de qui (se) pose ces questions et qui y répond.
Si ceux qui (se) posent ces questions sont une minorité puissante, ne décideront-ils pas dans leur intérêt de classe et ne mettront-ils pas le reste de la population devant le fait accompli ? En revanche, si de plus en plus de personnes (se) posent ces questions, cela mettrait peut-être un cailloux dans la chaussure à ceux qui s’auto-étiquettent « décideurs », et au bout de quelques kilomètres, ça commencerait à faire mal. Ce cailloux, ce sera le poids de la responsabilité.
On se demande parfois comment on peut poser ces questions puisque personne ne nous écoute. C’est pas faux. Ce n’est pas la peine de compter sur les médias grand public pour le faire. La manière la plus efficace de poser des questions, parfois, ne passe pas par les mots, puisqu’ils sont inaudibles, mais par des actes ou par son mode de vie.
Il y a un an, je vous avais conseillé sur ce blog le livre de Cédric Herrou, Change ton monde. Contrairement à ce que peut laisser penser le titre, cela ne parle pas de changer le monde à travers l’écologie, mais de comment Cédric, agriculteur, a réagi face à la traque des réfugiés, y compris des mineurs, par la police juste à côté de chez lui. Bref, ça parle de la vie, c’est-à-dire comment rester humain face à l’adversité, ne pas fermer les yeux et, s’il le faut, braver les décisions iniques d’un préfet. Cédric n’a pas empêché l’Union européenne de perdre sa dignité, mais ses actes de désobéissance civique ont réussi à remettre en question cette politique en dévoilant au grand jour son absurdité. Et au passage, il vit de très beaux moments de fraternité.
Changer son monde, c’est déjà très difficile, car cela signifie naviguer à contre-courant. L’étape d’après, c’est changer le monde : permettre à toutes et tous participer activement aux choix de société, notamment par l’amélioration ou la redéfinition de notre cadre institutionnel. Mais pouvons-nous passer directement à cette étape sans que de plus en plus de personnes ait déjà au préalable changé leur propre monde ? Ne serait-ce pas brûler les étapes ?
Après tout, ne vivons-nous pas encore à une époque où « démocratie participative » n’est pas considéré comme un pléonasme ? Une démocratie n’est-elle pas censée être participative par essence ? Pourquoi fait-on une différence entre la démocratie représentative et participative (l’aspect participatif n’étant intégré qu’à dose homéopathique) ? Pourquoi est-ce si difficile de trouver des lieux où l’on peut être des citoyens actifs tout au long de l’année et pas seulement dans un isoloir, alors que nous passons notre temps dans des lieux où nous sommes des travailleurs / producteurs et des consommateurs ? Mais justement, peut-être que nous pourrions enfin commencer à réfléchir à comment faire évoluer tout cela.
Réinventer un cadre, cela soulève certaines questions : peut-on reconstruire sans déconstruire ? Que signifie au juste « déconstruire » au sens philosophique du terme ? Pour faire simple, c’est l’analyse critique d’une structure. On confond souvent ce sens avec celui de déstructurer.
Justement, qui est en train de faire table rase des savoirs qui sont à la base de l’autonomie et de faire table rase de nos valeurs qui sont à la base de l’entraide ? Souhaitons-nous réellement repartir de zéro pour entrer dans cette “nouvelle normalité” ? Ou saurons-nous faire la part des choses ? Par exemple, rompre non pas avec le passé, mais avec les injustices et leurs racines ? Rompre non pas avec la nature mais avec ce et ceux qui nous en séparent ?
Que signifie construire ? Est-ce que cela passe par les mots, les mains, le savoir, les débats, les actes ? D’ailleurs, a-t-on encore assez de temps ce cerveau disponible pour construire ?
Tout problème systémique appelle une transformation systémique. Or, Einstein disait : « le monde que nous avons créé est le résultat de notre niveau de réflexion, mais les problèmes qu’il engendre ne sauraient être résolus à ce même niveau (…). Nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec la même pensée que nous avons utilisée lorsque nous les avons créés ».
Nous ne partons toutefois pas de zéro. En effet, pour compléter ce que j’ai dit plus haut sur le monde du travail : il me semble qu’il existe des entreprises où ça se passe bien, où les travailleurs sont épanouis (même si les témoignages que j’ai reçus en ce sens sont minoritaires). Donc si ça existe dans certaines entreprises (peut-être plus dans des PME que dans celles du CAC 40), pourquoi est-ce que ce serait totalement impossible que ça se passe bien au niveau de la société ?
Malgré tout, cela reste un très grand défi pour nous, et a fortiori pour les détenteurs du pouvoir politique, financier et médiatique qui ont presque tous été formés (ou devrais-je dire formatés ?) dans de « grandes » écoles, d’où leur difficulté à sortir du moule. Cela ne sert à rien d’espérer quelque chose d’eux ou de tout autre « sauveur » potentiel qui resterait dans le même cadre.
Alors qui va s’en charger ? Ben, c’est Bibi. Quoi ? Nous qui sommes si impuissants ? Si on croit en notre impuissance, c’est vrai que ça peut encore continuer quelques années… avant que ça n’explose, ce qui pourrait rendre les choses encore plus délicates. Mais si l’on ouvrait un peu les yeux, on verrait peut-être que des virus microscopiques peuvent complètement chambouler la planète, on verrait peut-être que des gouttes d’eau peuvent creuser des trous dans la pierre, on verrait peut-être que les bulldozers ne peuvent rien contre les moustiques ?
Encore une fois, Einstein vient à notre rescousse : « nous devons veiller à ne pas surestimer la science et les méthodes scientifiques lorsqu’ils s’agit de problèmes humains, et nous ne devons pas supposer que les experts sont les seuls à avoir le droit de s’exprimer sur des questions concernant l’organisation de la société ». Et c’est un scientifique qui le dit ! Alors, qu’est-ce qui nous manque ? Le courage de prendre des risques ?
Ces deux dernières années, on nous a rabâché que liberté ne pouvait pas aller sans responsabilité… Et je dirais même plus : si c’est le cas, faire du chantage à l’emploi ne devrait pas non plus aller sans responsabilité, n’est-ce pas ?
Mais on a peut-être oublié une autre facette de la liberté, c’est qu’elle ne va pas non plus sans une certaine prise de risque. On oppose souvent liberté et sécurité, encore une fois, dans une vision binaire… Si l’on veut plus de liberté, on aura moins de sécurité, et si l’on veut plus de sécurité, il faut sacrifier certaines libertés. Encore une belle équation du premier degré (voire même du degré zéro) qui nous a déjà menés très loin ! Mais est-ce que le rapport entre liberté et sécurité est si simpliste ?
D’abord, qu’est-ce que la sécurité ? Est-ce quelque chose d’extérieur à nous-mêmes, comme par exemple un Etat qui protège, habiter dans une forteresse ou derrière des murs ? Ou est-ce que la sécurité c’est quelque chose qui vient de l’intérieur ? Par exemple, éviter de prendre des risques ? Ne pas vouloir accepter sa propre vulnérabilité en voulant absolument tout contrôler ?
Et si justement c’était cette prise de risque, décidée au niveau personnel (et ensuite au niveau collectif), en toute responsabilité, qui était au fondement même de la liberté ?
Ce n’est pas un appel à prendre des risques inconsidérés bien sûr. Toutefois, c’est une question qu’il me semble importante de se poser sur le plan personnel, et aussi si l’on veut débloquer notre capacité collective à inventer des modes de vie et de faire société plus humains et plus en harmonie avec le vivant dans son ensemble.
Par exemple, les personnes que j’ai interviewées dans les émissions que j’ai partagées la dernière fois, ont toutes pris des risques : que ce soit au niveau de leur confort en changeant de mode de vie, ou au niveau du regard de la société car préserver les traditions à d’autres fins que commerciales, ce n’est pas très encouragé à Taiwan. Et pourtant, ces personnes ne le regrettent pas, elles rayonnent de joie, car elles ont créé un nouveau cadre pour leur vie, et se faisant, contribuent à leur manière à créer de nouveaux possibles pour la société.
Actuellement, de plus en plus de personnes sont attentives aux questions écologiques, souhaiteraient avoir un mode de vie davantage compatible avec le vivant dans son ensemble. Cela me réjouit. Toutefois, ne sommes-nous pas encore une fois pris dans des injonctions contradictoires ? Peut-on changer de regard sur la nature mais pas sur notre société ? Comment pourrait-on vivre en respectant le vivant si l’on accepte « en même temps » qu’il y ait des gens qui n’ont pas les mêmes droits dans notre pays ?
Est-il plus important de protéger les abeilles que certains humains ? (la question me paraît complètement loufoque, mais elle s’invite dans la campagne électorale, au tournant de tentatives de récupération de l’écologie (ou pseudo-écologie) par des candidats d’extrême-droite (on sait bien que de toute façon, les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient, donc même les abeilles ont du souci à se faire à mon avis…) Pourquoi ne pourrait-on pas protéger les abeilles et « en même temps » tendre vers une société plus juste ?
A cet égard, la question des soignant(e)s et pompiers suspendus sans salaire depuis près de 6 mois n’est-elle pas importante ? Pourquoi est-elle devenue presque taboue, au point qu’il ne reste plus que les petits médias disqualifiés par les étiquettes qu’on leur colle, qui veuillent bien entendre ce qu’ils ont à nous dire (article ou vidéo)? Car ces personnes ne se sont pas évaporées comme par magie. Quel crime ont-ils commis pour être traités par les institutions comme des citoyens de seconde zone ? Et que dire des demandeurs d’asile, citoyens de troisième zone, dont les tentes sont déchiquetées par la police en plein hiver ?
Cela pose la question du modèle de société que l’on veut. Une France écologique mais coupée de ses racines politiques qui étaient (jadis ?) incarnées par sa devise « liberté, égalité, fraternité » ? Ce serait quand même un gros sacrifice, et encore, pas sûr que la « croissance verte » puisse régler les problèmes écologiques…
Il y a aussi beaucoup de personnes qui se disent que ces problèmes vont se régler d’eux-mêmes. Tout cela finira par passer, ce n’est que temporaire. Il vaut mieux ne pas y penser et profiter de la vie dont on a été privés pendant presque deux ans. Faire confiance et se laisser porter. Je peux le comprendre, parce que tout ce qu’on nous fait subir commence à être lourd, très lourd… Parfois, évacuer un problème, quand il est trop lourd, est la seule manière de pouvoir continuer à vivre.
J’aimerais quand même poser quelques questions pour le plaisir de la réflexion. Est-ce que ne plus parler de quelque chose fait que cette chose disparaît ? Et est-ce que ne pas s’informer ou ne pas se poser de question permet de se prémunir des « manipulations » contre lesquelles les médias grand public nous mettent en garde à longueur de journée ?
Se renseigner, se poser des questions, réfléchir au sens des mots, tout cela demande du temps, et ce n’est pas toujours réjouissant. Mais n’est-ce pas faire usage de liberté ? D’une forme de liberté qui nous reste même lorsque nous sommes enfermés entre quatre murs ? Une liberté que personne ne pourra jamais nous enlever ? (sauf si l’on arrive au bout de 1984)
Oui, mais si on entend trop de sons de cloches différents, notamment ce que disent les « complotistes », ne risque-t-on pas d’être manipulés ? Là encore, appelons le dictionnaire à la rescousse pour se pencher sur la différence entre l’influence et la manipulation. Où se situe la frontière ?
Déjà, est-ce vraiment possible de ne pas être influencé ? Ne sommes-nous pas tous le fruit d’influences diverses ? Notre ADN, notre enfance, notre éducation, l’environnement dans lequel nous vivons, ce que nous avons mangé à midi, ce que nous lisons (ou le fait de ne pas lire), les médias et les réseaux sociaux, la publicité, les discussions que nous avons avec nos amis, nos passions, nos pulsions, notre inconscient, etc. Si nous sommes sous influence, sommes-nous pour autant manipulés ?
Si l’on met de côté la manipulation d’outils, les définitions du mot « manipuler » sont :
- Action de procéder à des opérations frauduleuses sur des chiffres, des données pour obtenir un résultat plus favorable : Manipulation électorale.
- Action d’orienter la conduite de quelqu’un, d’un groupe dans le sens qu’on désire et sans qu’ils s’en rendent compte : La manipulation de l’opinion publique. (Tiens, le Larousse serait-il devenu complotiste ? Allez, permettez-moi un brin d’humour, ça fait du bien de ne pas tout prendre au sérieux, non ?)
Donc ce qui distingue surtout la manipulation, ce serait son caractère frauduleux, caché, son objectif bien défini et qui nous échappe.
Le fait de se poser des questions, de se renseigner et de réfléchir par soi-même, n’est-ce pas ce qui prémunit le mieux de la manipulation ? Malgré nos diverses influences ou plutôt avec nos diverses influences (car, même si l’on peut les remettre en question, pourquoi les rejetterait-on en bloc… puisque c’est ce qui nous constitue au moins en partie ?), est-ce possible de penser par soi-même ? N’est-ce pas ce que l’on appelle l’esprit critique ? (à ne pas confondre avec l’esprit DE critique)
A mon sens, tout un chacun peut faire preuve d’esprit critique :
- si on se renseigne auprès de plusieurs sources, tout en gardant à l’esprit de veiller à qui parle et depuis quelle position (et s’il y a risque que cela soit déformé par des intermédiaires, donc mieux vaut se renseigner à la source quand cela est possible) ;
- si on reconnaît que l’on ne saura jamais tout sur tout (même si l’on s’y mettait 24h/24, ce serait impossible) ;
- si on accepte que son avis puisse évoluer (et si l’on accepte que parfois, on n’arrive pas à se faire un avis tranché).
N’a-t-on en effet pas plus de chances d’être manipulés si l’on se réfère uniquement à des sources qui disent à peu près la même chose, que si l’on se réfère à des sources contradictoires afin de se faire sa propre idée ?
Depuis deux ans, le fait que certains médias alternatifs et certaines personnes aient été étiquetées « complotistes » ne fait-il pas que l’on n’ose souvent même pas écouter ce qu’ils disent, de peur qu’ils ne « contaminent nos idées » ? Ou bien, pour ceux qui ont fait l’effort d’écouter aussi ces fameux « complotistes », constatant qu’il y a certaines incohérences dans leurs propos, les rejettent en bloc, préférant fermer les yeux sur les incohérences des discours officiels plutôt que sur les incohérences des discours alternatifs ? Ce faisant, pouvons-nous remplir le premier critère qui permet d’exercer notre esprit critique ?
Le but de se renseigner auprès de plusieurs sources, est-ce de rechercher laquelle je pourrai croire les yeux fermés, ou de nous permettre de prendre du recul en se demandant qui parle et depuis quelle position (c’est-à-dire quel est son rôle dans la société, ses intérêts, et ses conflits d’intérêt éventuels), afin de pouvoir se faire une opinion personnelle et nuancée ?
Pour revenir aux langues, c’est un peu comme quand j’ai commencé à apprendre le taïwanais. Après deux ans passés sur place en parlant le chinois, je me disais que je comprenais assez bien Taiwan, même s’il est impossible de tout comprendre bien sûr. Lorsque j’ai commencé à découvrir l’univers du taïwanais, j’ai découvert un autre monde ! Je me suis rendu compte à quel point je ne connaissais pas encore Taiwan, il me restait plein de choses à apprendre. Et surtout, c’était intéressant de comprendre comment ma prof de taïwanais, qui a près de 80 ans et vient de la campagne, voyait Taiwan, comparé aux gens que je connaissais et qui étaient d’un autre milieu (plutôt urbain et qui ne parlent pas ou plus taïwanais). Leur expérience de la vie – pourtant dans le même pays – est très différente !
Cela ne veut pas forcément dire que j’y ai vu beaucoup plus clair ou que je comprends tout à Taiwan désormais ! Cela m’a permis de me rendre compte du fait que la situation est beaucoup plus complexe que ce que je pensais au départ. Il y a même certains points sur lesquels j’ai changé d’avis, par exemple sur le système d’écriture, qui fait l’objet de batailles académiques. J’ai compris les influences politiques et religieuses qu’il y avait derrière ces batailles académiques, j’ai pu comparer moi-même la pertinence des systèmes d’écriture grâce à ma compréhension (même basique) de la langue. Cela m’a permis de peser le pour et le contre de chaque système d’écriture, en caractères chinois ou en lettres latines (qui ont tous des avantages et des inconvénients) et ensuite de me faire un avis personnel sur la question. Avant, je ne faisais que répéter l’avis majoritaire, je ne comprenais pas la logique qu’il y avait derrière, ni les implications politiques, sociétales, etc. C’est élargir mon horizon qui m’a permis d’exercer mon esprit critique.
Parfois, la meilleure manière de faire preuve d’esprit critique, n’est-ce pas de ne pas trop se prendre au sérieux ? Garder de la distance avec soi-même, avec le monde, ou avec les médias ? Par exemple, en acceptant de rire de ses propres errements et de l’absurdité de la situation. Et oui, parce que vous avez peut-être l’impression que je donne des leçons, mais en fait, je suis loin d’être parfaite et il y a sûrement des sujets sur lesquels je ne fais pas preuve de beaucoup d’esprit critique, sans m’en rendre compte.
Mais heureusement, on nous dit que tout cela sera bientôt derrière nous. Vraiment ? Est-ce que ce n’était qu’un virus ? Quel sera l’héritage de cette période dans la loi ? Jusqu’à quand serons-nous obligés de montrer un passe pour entrer à l’hôpital, au restaurant ? Jusqu’à quand certains enfants seront-ils privés de bibliothèque ? Qui décidera de l’évolution des critères du passe ? Sur quelle base ? Les soignant(e)s et pompiers suspendus seront-ils réintégrés ? Le gouvernement (qui prend déjà les principales décisions nous concernant dans le secret du « Conseil de défense ») ne vient-il pas d’annoncer par la voix de son porte-parole le souhait de modifier le contrat social pour faire passer les devoirs avant les droits ?
Et dans notre pensée, quel sera l’héritage de cette période ? Nos représentations du monde auront-elles évoluées à travers le langage notamment ? Est-ce que les néologismes, les amalgames, la pensée binaire vont disparaître ? Va-t-on retrouver les amis que nous avons perdus ? Comment vont grandir les enfants qui se sont habitués à présenter un QR code pour pouvoir prendre le train ? Si nous souhaitons vraiment tourner la page, ce serait utile de se poser ces questions.
Et si nous souhaitons écrire un nouveau chapitre (mais le souhaite-t-on vraiment ?), on devrait être attentifs à la beauté des nuances, à la poésie, prendre du recul sur les mots que nous utilisons, s’intéresser à leur sens, apprendre à détecter les raccourcis. On pourrait s’informer de manière plurielle, le plus à la source possible, tout en prenant de la distance, s’autoriser à faire confiance à son bon sens et à son propre jugement, essayer de faire preuve d’esprit critique.
Les mots ont des pouvoirs. Pas seulement pour communiquer, s’exprimer et réfléchir. Les mots ont le pouvoir de créer de la réalité. Par exemple, si je dis « je t’aime » à quelqu’un qui m’aime aussi, je peux le rendre heureux. Si Macron décide de suspendre sans salaire les soignant(e)s qui ne veulent pas se faire injecter, sans qu’ils n’aient commis de faute professionnelle, ça entre en vigueur un mois après. Si Jacques a dit « tu ne danseras point dans les restaurants », il crée des mouvements de danse spontanée dans la rue.
Les mots ont le pouvoir de piéger et ils peuvent être des instruments de guerre psychologique. Mais ils ont aussi potentiellement le pouvoir de résister, notamment face à l’uniformisation de la pensée et face à l’expression de nos sentiments par des emojis.
Les mots peuvent penser et panser les maux. Ils ont le pouvoir de soigner, tout comme la danse ou ce qui nous libère, nous met en lien, et nous permet de sortir un peu la tête du cadre.
Les mots ont peut-être encore bien d’autres pouvoirs insoupçonnés, par exemple, faire des jeux de mots pour rigoler, ou si l’on parle plusieurs langues, voir le monde de manière un peu décalée. Mais on n’est pas obligé de parler plusieurs langues pour élargir sa vision du monde.
Par exemple, la devise de Big Brother : « la guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force ». Est-ce qu’il n’y a qu’une seule manière de la comprendre ? Peut-on la comprendre depuis plusieurs points de vue différents (les prolétaires, Winston, Big Brother) ? Est-ce vrai ou faux ? Ou vrai et faux ?
Certains ont eu tendance à prendre 1984 pour un manuel d’instruction, mais le génie d’Orwell, c’est surtout de nous faire réfléchir. En nous montrant ce qui pouvait se passer quand on arrête de réfléchir par nous-mêmes.
La vie n’est-elle pas une succession d’épreuves ? Ce qui est intéressant, c’est d’essayer de se demander ce que l’on pourrait faire, à sa manière ou collectivement, de ces épreuves.
Qui peut dire ne pas avoir été affecté, au minimum sur le plan psychologique, par ce qui s’est passé ces deux dernières années ? Que ce soit par le virus ou par les politiques oppressantes qui « en même temps » nous protègent ? Enfin, je parle de la santé mentale des gens ordinaires, pas de celle des personnes dont la fortune a été multipliée par 10, mais au fond, je ne suis pas sûre qu’ils dorment encore tranquilles, et ils ont peut-être raison de s’inquiéter.
N’avons-nous pas tous un peu besoin de prendre soin de notre santé mentale ? Personnellement, ce qui me soigne, c’est de mettre mes propres mots sur tout ce que je ressens, raconter des histoires et m’amuser avec la langue, parfois tourner la vision binaire en dérision. J’écris pour moi et pour les éventuels lecteurs (si vous êtes toujours là, bravo !), pour interroger, pour faire réfléchir, pas pour faire du politiquement correct. Mais dans le monde actuel, cela peut créer encore plus de malentendus. Je ne pensais pas qu’un jour, je me poserais la question de l’autocensure.
Ce jour est arrivé et c’est pour moi le signe que notre société est malade. Pourquoi met-on tant d’énergie dans la lutte contre un virus et pas contre les cancers qui grignotent nos libertés, qui nous divisent, qui renforcent les inégalités ou encore qui sont en train de modifier de manière radicale notre contrat social ? Est-ce parce que c’est trop difficile ? Ou parce que des métastases se sont déjà développées dans toutes les parties du corps social, notamment à travers les mots qui ont modifié nos représentations, voire même nos comportements ? Et si l’on va au bout de la métaphore du cancer généralisé, ne sommes-nous pas dans une posture d’acharnement thérapeutique ? Pourquoi ? Pour qui ?
Mais au fond, sommes-nous si dupes ? Croyons-nous vraiment que les « anti-passe » sont tous des « antivax » et des « complotistes » ? Sommes-nous réellement si divisés ? Ne sommes-nous pas d’accord sur plein de choses ? Ne voit-on pas, qu’au-delà des étiquettes, nous sommes tous des humains ? La plupart des gens ne sont-ils pas attristés par le fait que les « suspendu(e)s » aient été sacrifiés pour que les autres puissent vivre en paix ?
Au fond, je sais que nous ne sommes pas si dupes, qu’il y a plus de choses qui nous réunissent que de choses qui nous séparent, que nous nous reconnaissons encore entre humains et pas seulement à travers des étiquettes.
En revanche, à mes yeux – et c’est un avis personnel – l’esprit critique a du souci a se faire. Notre éducation nous forme-elle vraiment à l’esprit critique en valorisant davantage le fait d’obéir à la maîtresse plutôt que le fait de lui poser plein de questions, parfois difficiles ? Et au travail, comment est vu celui ou celle qui pose trop de questions ou qui remet en question ? Actuellement, le fait que certaines personnes qui font preuve d’esprit critique soient étiquetées « complotistes », n’empêche-t-il pas toute possibilité de débat apaisé, ces personnes ayant été d’emblée décrédibilisées ?
Cette étiquette, le matraquage médiatique (on dirait parfois que pour « avoir raison », il faut être le sophiste qui crie le plus fort !) et la peur, notamment la peur du « qu’en dira-t-on », ont déjà permis de neutraliser en grande partie la gauche, les écologistes et de nombreux agents du service public, qui n’osent par exemple pas regarder en face la question des soignant(e)s et pompiers suspendus. La gauche et les écologistes, qui brillent par leur absence d’idées alternatives aux divers « passes » et mesures de discrimination mis en place, n’ont-ils pas facilité la récupération de certaines manifestations par des opportunistes d’extrême droite ?
Le dissensus n’a-t-il pas été remplacé par le « clash » dans les médias et sur les réseaux sociaux ? Or, le dissensus (et non le « clash ») est à la base de la recherche scientifique, de la pratique démocratique, et de la vie, tout simplement.
Le gouvernement chinois peut bien essayer de faire taire toutes les voix dissidentes (leur mot magique n’est pas « complotiste » mais « collusion avec des forces étrangères »), il ne pourra pas faire oublier ce que les anciens nous ont dit à travers une image qui découle de l’observation de la nature (y compris de la nature humaine) et qui tient en deux caractères : le yin et le yang. Rien n’est jamais tout noir ou tout blanc, et la roue tourne.
Je voudrais revenir sur le mot « peur », qui mérite un détour. Quelles sont les représentations derrière ce mot ? Parce qu’il y en a beaucoup ! Il y a la peur de la mort et de la souffrance (probablement liée à notre instinct de survie), la peur de ne pas être aimé (le besoin d’aimer et d’être aimé est peut-être ce qui nous relie tous en tant qu’humains), la peur d’être rejeté par le groupe ou d’être abandonné (besoin d’inclusion), la peur d’être humilié, de montrer sa vulnérabilité, de perdre la stabilité, de l’inconnu, de s’être trompé ou d’avoir été trompé (d’où un certain besoin de contrôle), etc.
Selon les personnes et les circonstances, la peur fait référence tantôt à l’une des représentations, tantôt à l’autre, ou à plusieurs. Quand deux personnes sont animées par des peurs différentes, et qu’elles ne prennent pas la peine de mettre à jour le besoin fondamental qui y est lié (et donc de se rendre compte qu’elles n’ont pas peur de la même chose), n’est-ce pas aussi une source potentielle de malentendus ?
Je voudrais aussi revenir sur le mot « liberté », qu’on n’a pas fini d’explorer ! La réaction des gouvernements ne nous a-t-elle pas montré à quelle point notre liberté était entre leurs mains ? Ça, ce sont les libertés qu’on nous « octroie » comme une carotte si l’on est sages, tout en maintenant un bâton au-dessus de nos têtes. Mais la liberté, comme la sécurité, est-ce quelque chose qui vient de l’extérieur ou de l’intérieur ?
Ne se sent-on pas libre surtout lorsqu’on a (au moins l’impression d’avoir) la maîtrise de notre vie ? C’est-à-dire quand on est indépendant ? Aujourd’hui à l’école, nous enseigne-t-on des savoirs et des savoir-faire qui nous rendent indépendants et autonomes ? Des savoirs qui nous aident à prendre conscience par nous-mêmes du cadre dans lequel nous nous trouvons, afin de pouvoir le faire évoluer lorsqu’il devient obsolète ? Ou nous enseigne-t-on surtout des savoirs qui permettent de nous insérer dans ce cadre, nous en rendant dépendants, ce qui nous prive de la majeure partie de notre temps ?
Car être libre, n’est-ce pas aussi avoir du « temps libre » pour laisser « libre cours » à sa créativité ? Cela amène à se poser la question : qu’est-ce qu’une vie « riche » ou « réussie » ? Est-ce que cela s’évalue par le montant de notre compte en banque ou par le temps libre dont on dispose ? Est-ce possible d’avoir les deux « en même temps » ? Quels sont nos besoins essentiels et qu’est-ce qui est superflu ?
La situation actuelle, même si elle est chaotique, ne met-elle pas en lumière notre aliénation, et par là même ne nous donne-t-elle pas l’occasion d’essayer de s’en émanciper ?
De ce côté là, il reste de l’espoir : les manifestations n’en finissent pas malgré la répression, des gens créent des réseaux d’entraide, des spectacles à domicile, des bibliothèques de quartier sans discriminations, d’autres essaient de se réapproprier des savoir-faire pour tendre vers l’autonomie… N’est-ce pas faire vivre sur le terrain ce qu’il reste de démocratie et de droits humains ? Ils ne sont en effet jamais acquis, et si nous ne les faisons pas vivre par nous-mêmes, la démocratie et les droits humains s’éteindront. En tous cas, pour le moment, ils n’ont pas encore dit leur dernier mot.
Mais la situation devient de plus en plus tendue. Diviser pour régner, c’est un grand classique, mais quand s’y ajoute la désignation de bouc-émissaires et même un appel à la haine, même si c’est peut-être pour faire oublier des difficultés économiques, n’est-ce pas jouer avec le feu ? Est-ce que cela n’entraînera pas naturellement colère, radicalisation, voire même une volonté de vengeance… ce qui permettra ensuite au pompier pyromane d’éteindre le feu (s’il y parvient) par la répression ?
Un autre risque n’est-il pas de faire naître un nouveau « sauveur », et rebelote, on remettrait à plus tard le fait de reprendre la maîtrise de nos vies par le dialogue, l’imagination, l’autonomie couplée à l’entraide, et la délibération collective.
L’issue de ce bras de fer dépend donc aussi en grande partie de notre maturité. Comme disait Foucault, se révolter c’est sortir des cadres établis. Si on se révolte pour être mieux nourris tout en restant en prison, est-ce vraiment une révolte ?
Par ailleurs, peut-on espérer un président qui nous respecte (ou espérer écrire nous-mêmes une Constitution plus juste) si l’on ne se respecte pas entre nous ? Peut-on espérer être en paix avec les autres pays si l’on est pas en paix avec nous-mêmes et avec nos concitoyens ? Par notre attitude, nous avons une part de responsabilité dans l’histoire.
Peut-être pensez-vous que comme je ne vis pas en France, je ne suis pas légitime à m’exprimer sur ces sujets parce que je ne sais pas vraiment ce qui s’y passe, d’autant plus qu’à Taiwan, la situation est très différente ? Ce n’est pas faux. Mais est-ce que chacun, même en étant en France, ne voit pas les choses avec son propre regard ? Et n’est-ce pas possible de regarder une société de l’extérieur ? N’est-il pas intéressant d’essayer de prendre du recul et d’observer la société un peu comme un sociologue ?
En fait, ce qui est le plus difficile, ce n’est pas forcément de comprendre (même si c’est déjà ardu !), c’est peut-être de ne pas porter un jugement. D’ailleurs, n’est-ce pas mission impossible, même pour les sociologues ? Juger, c’est tellement humain. Mais on peut quand même essayer de comprendre avant de juger. Je me suis retrouvée face à ce problème au Japon. La culture y est tellement différente que j’ai eu d’emblée l’envie de juger les Japonais. Mais heureusement que Rattana m’a dit : « tu ne devrais pas juger mais essayer de comprendre ». Ce simple conseil a permis de changer mon regard.
Je me suis rendu compte que quand j’essayais de comprendre les raisons pour lesquelles ce qui était normal pour moi n’était pas considéré comme normal par les Japonais, je faisais preuve de plus de compréhension à l’égard de cette culture – notez que le mot « compréhension » a deux sens : comprendre et tolérer. C’est marrant comme la langue française est bien faite, non ?
Pour revenir à nos moutons, ou à ceux que nous considérons souvent comme des moutons, c’est-à-dire les gens qui votent pour l’extrême droite, plutôt que d’avoir un jugement à l’emporte pièce du style « c’est pas bien ! », pourrait-on se demander pourquoi ils ont fait ce choix ? Ce serait sûrement un moyen très intéressant pour tirer les fils des problèmes qui gangrènent la société… et d’ailleurs, on se rendrait peut-être compte que ceux qui alimentent ces problèmes sont aussi en partie ceux qui prétendent vouloir les combattre…
Si nous ne savons pas nous remettre de temps en temps en question, prendre du recul sur nos peurs, nos croyances, nos biais cognitifs, aiguiser notre capacité de discernement, réfléchir à notre rapport à l’autorité (on se rappelle de l’expérience de Milgram), à la prise de risque, à l’amour, si l’on ne se regarde pas dans le miroir et qu’on attend toujours un sauveur, si on est pas prêt à lâcher un peu prise, si on abdique son libre arbitre et son imagination, peut-on entrer en résonance avec soi, avec les autres et le monde ?
J’aime bien ce mot « résonance », employé par le philosophe Harmut Rosa. Si le monde est aujourd’hui en dissonance, n’est-ce pas parce que nous sommes souvent en mode « pilote automatique » dans nos vies ? Parce que nous agissons d’abord et que les mots viennent justifier nos décisions par après ? Et parce qu’une fois que nous avons été mis ou que nous nous croyons dans un « camp », il n’est pas aisé d’en sortir ?
Après toutes ces questions, on peut en arriver à la conclusion qu’il est tellement plus facile de ne pas se poser de questions ! C’est évident ! Une vie de robot, quoi. Un monde où l’on serait tous pareils, un monde sans altérité à rencontrer, un monde où l’on s’exprimerait par emojis, un monde où les robots répondraient toujours « oui ». Ce serait si simple et confortable !
Peut-être que nous y parviendrons un jour, qui sait, mais tant que nous sommes encore humains, nous sommes condamnés… à la condition humaine, et j’ai bien peur que ce soit justement de se poser des questions.
Après tout, je décide de ne pas m’autocensurer et de vous faire confiance. Pas confiance les yeux fermés, mais confiance que vous ne me jugerez pas avant d’essayer de comprendre, et confiance en la capacité de chacun de garder les yeux ouverts.
Pour finir sur une note positive, je partage l’interview de Julien Vidal, auteur du livre Ça commence par moi, et une citation de Saint-Exupéry : « Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le coeur de tes hommes et femmes le désir de la mer »
Cette citation résonne en moi parce que je me dis parfois qu’on aurait besoin d’une Arche de Noé pour traverser la tempête. A bien des égards, la période actuelle me fait penser à un accouchement, ou l’idée que je m’en fais, c’est-à-dire un moment très difficile, qui peut être long, mais qui peut donner naissance à une nouvelle civilisation. Avons-nous réfléchi à ce que nous souhaiterions emporter sur cette Arche de Noé et à ce que nous souhaiterions laisser sur le rivage ? Ou allons-nous laisser d’autres personnes s’en charger à notre place ? Même si la liberté est difficile à incarner, on peut au moins chérir la liberté de se poser des questions.
Bonus
Parce que lire des dizaines d’articles ou regarder des vidéos ne remplacera jamais la lecture d’un seul livre (c’est un peu comme la différence entre le fast food et la cuisine faite maison…), je vous conseille quelques livres pour creuser ces sujets. S’il ne devait y en avoir qu’un, ce serait 1984 d’Orwell bien sûr. On peut le compléter avec Le meilleur des mondes d’Huxley, Le discours de la servitude volontaire, de La Boétie (j’en avais parlé sur ce blog), Diviser pour tuer, d’Abram de Swaan (j’en avais aussi déjà parlé), les livres d’André Gorz, La Société ingouvernable, de Chamayou, Surveiller et punir, de Foucault, De la démocratie en pandémie, de Barbara Stiegler, La guerre des mots, de Framont et Derkaoui, La prise de décision, un peu de philosophie pour les pros qui veulent décider autrement, de Flora Bernard et Marion Genaivre, et Les Suspendu(e)s – je vous jure que ce n’est pas un jeu de mots en référence à la situation inique que nous connaissons, le sous-titre de ce livre de Sandrine Roudaut paru en 2016 c’est Utopistes, insoumis, désobéissants, ils écrivent demain et s’accomplissent. Pour les fanas de lecture, ils peuvent se référer à ce post qui date d’il y a un an et demi.
A Ciao bonsoir ! L’esprit des Guignols n’est pas mort ! C’est nous qui continuons à le faire vivre !